VII
COMME UNE MER AGITÉE

Richard Bolitho était assis sur le long banc garni de cuir sous les grandes fenêtres de poupe et regardait la mer qui se soulevait avant de déferler par l’arrière. Le bâtiment avait cessé de trembler sous les grincements et le fracas des affûts. Il en conclut que le lieutenant de vaisseau Scarlett avait décidé d’interrompre ce nouvel exercice et d’attendre que le temps s’améliore, ce qui permettrait à l’équipage de récupérer. Exercices de manœuvre et école à feu : Tyacke avait mis tout le monde à l’ouvrage une journée après l’appareillage de Falmouth. Il lui avait semblé qu’il guettait son opinion, chaque fois qu’il montait faire sa promenade sur la dunette, mais Bolitho l’avait laissé s’occuper de ses affaires. Les choses étaient déjà assez difficiles pour lui, sans que quelqu’un vienne s’en mêler ou lui glisser quelque suggestion.

Il sentit les membrures lui rentrer dans l’épaule, le vaisseau plongeait encore une fois dans un long creux. Les haubans et les espars gémissaient sous l’effort. C’était la fin de l’après-midi, l’heure de la relève de quart n’allait pas tarder. Il jeta un œil à la lettre inachevée posée sur la table, il imaginait la tête qu’elle ferait en l’ouvrant, allez savoir quand. À moins qu’ils ne rencontrent un navire ami qui rentrait, il était probable qu’il devrait la déposer à terre en arrivant à Antigua.

Il se frotta le front, il la revoyait, descendant le long de la muraille, à Falmouth, dans la chaise cette fois. Il avait insisté. Les marins l’avaient acclamée lorsqu’on l’avait aidée à s’installer dans le canot, accompagnée d’Allday et d’Avery qui devaient s’assurer qu’elle arriverait à terre sans encombre.

C’est alors seulement qu’elle avait compris toute la douleur que leur séparation causait à Richard. Elle avait aussi compris qu’en venant à bord, dans son univers, même aussi brièvement, elle avait fait un effet merveilleux sur tous ces hommes qui partaient pour l’inconnu. Cela faisait six jours qu’ils avaient appareillé de Falmouth, déjà mille milles au loch. Cette nuit, ils allaient passer les Açores et franchir le quarantième parallèle, cap au sud suroît.

La mer était bleu foncé et parcourue de longs trains de lames jaunâtres. L’Indomptable se comportait fort bien et franchissait les obstacles avec une sorte d’arrogance qu’il avait rarement vue jusque-là. Beaucoup des nouveaux embarqués avaient eu le mal de mer ou avaient perdu connaissance après que les mouvements de tangage les eurent pris par surprise et fait valser contre un étançon ou un canon. Mais ils apprendraient ; ils n’avaient pas le choix. Bolitho avait remarqué que Tyacke était toujours sur le pont lorsqu’il y avait des exercices, ou qu’un brutal changement d’amures envoyait les gabiers en haut. Les terriens et les fusiliers restaient seuls sur le pont pour s’occuper des bras et réorienter la grand-vergue, tandis que le vent soufflait avec fureur.

Après une école à feu particulièrement éprouvante de la batterie bâbord, il avait entendu Scarlett annoncer :

— On a fait un meilleur temps, commandant !

Et Tyacke avait répondu du tac au tac :

— Pas assez bon, monsieur Scarlett ! Il vous a fallu douze minutes pour être aux postes de combat ! Je veux que cela tombe à huit !

Six jours. Comme il se sentait différent de ce qu’il avait été par le passé, avide d’en venir aux prises avec l’ennemi, tout ennemi que Leurs Seigneuries lui désigneraient.

Il repensa soudain à cet instant, lorsque L’Indomptable avait tourné la pointe avant de gagner le large et la Manche.

Catherine ne lui avait rien dit de ses projets, mais il savait qu’elle le regardait. Il avait pris une lunette au râtelier et l’avait calée soigneusement tandis que le vaisseau s’inclinait légèrement sous la brise de mer.

En contrebas de la pointe, là où les falaises plongeaient dans les rochers et de petites anses que la marée venait recouvrir. Elle était là, ses cheveux libres flottaient au vent. Elle tenait d’une main la bride de Tamara et de l’autre levait une petite lunette dans la direction du navire. Elle avait dû voir L’Indomptable reprendre vie, les voiles qui se déroulaient des vergues avant que, bordées, elles se gonflent comme des cuirasses. Elle avait dû tout voir, les embruns qui jaillissaient par-dessus le lion rugissant, tandis que L’Indomptable emportait son homme au loin, hors d’atteinte, les arrachant l’un à l’autre. À sa façon, elle avait donné l’exemple aux marins de Tyacke. Elle leur avait montré qu’elle savait ce qu’ils ressentaient, qu’elle partageait la tristesse et la souffrance de la séparation.

Puis la terre avait disparu et Bolitho avait rendu sa lunette à un aspirant qui regardait lui aussi le spectacle.

Voyant l’étonnement du jeune garçon, il lui avait dit tranquillement :

— Oui, monsieur Arlington, souvenez-vous bien de ceci. L’autre prix de la guerre…

L’aspirant n’avait pas compris, mais on allait en parler longtemps dans l’entrepont. L’amiral s’était livré à lui.

Ozzard frappa à la porte et entra silencieusement.

— Puis-je disposer le couvert pour votre souper à sept heures, amiral ?

— Merci. Oui.

Un premier pas. Ce soir, il souperait avec Tyacke et Avery.

Il regarda sa chambre. Au moins, elle était meublée d’objets qui lui étaient familiers, le buffet en acajou et la table de salle à manger qui tiraient sur leurs saisines lorsque le gouvernail tournait brutalement. La magnifique cave à vin de Kate, et, le plus beau, dans sa petite chambre de nuit, les deux coffres à vêtements tout neufs ainsi que le miroir, elle avait insisté pour les lui offrir.

Ozzard se tenait dans son attitude coutumière, un peu courbé, les mains sur son tablier telles des pattes de taupe. Il semblait mal à l’aise, mais ce n’était pas nouveau. Comme il l’avait fait pour Allday, Bolitho lui avait proposé de rester dans la demeure de Falmouth, à l’abri de tout danger. Mais Ozzard avait refusé, apparemment décidé à rester son fidèle domestique aussi longtemps que l’on aurait besoin de lui. Ce n’était pas qu’il aimât la mer ; il était terrifié, et ne s’en cachait pas, lorsque l’on rappelait aux postes de combat. On aurait dit que, s’il servait, ce n’était pas par sens du devoir ni par fidélité, mais comme pour accomplir une sorte de pénitence.

Il entendit le factionnaire hurler :

— Le commandant, amiral !

Tyacke entra, sa maigre silhouette inclinée par rapport au pont.

— J’espère que je ne vous dérange pas, amiral ?

D’un geste, Bolitho lui indiqua un siège.

— Bien sûr que non. Un souci ?

Tyacke parcourut la chambre des yeux comme s’il la voyait pour la première fois.

— Je n’en suis pas encore sûr, amiral.

Bolitho lui laissa le temps de rassembler ses idées.

— James, vous êtes resté sur le pont presque toute la journée. Voulez-vous prendre un verre avec moi ?

Tyacke allait refuser, mais il se ravisa et fit signe qu’il acceptait. Peut-être le fait d’être appelé par son prénom l’avait-il pris de court.

— Vers midi, amiral, pendant que nos jeunes messieurs prenaient des hauteurs de soleil, l’un d’eux, Craigie, était en train de chahuter. Le pilote l’a envoyé dans les hauts pour lui apprendre à vivre.

Il prit le verre de cognac que lui tendait Ozzard et l’examina pensivement. Bolitho le regardait. Se faire envoyer dans la mâture était une punition assez courante pour les aspirants qui avaient besoin de se faire remettre droit dans l’axe. Il l’avait subie lui-même. Et pour lui, la punition était plus sévère que pour bien d’autres, il avait toujours détesté être obligé de grimper dans les hauts. Quand on voyait quelle gîte prenait L’Indomptable, cela constituait une bonne leçon, mais l’incident n’aurait pas été suffisant pour que le commandant prenne la peine de venir le voir.

Tyacke le regarda avec un léger sourire.

— Je sais, amiral, nous en sommes tous passés par là.

Puis son sourire s’évanouit.

— Mr Craigie n’est pas un foudre de guerre, mais il a hérité d’une vue excellente.

Il ne vit pas, ou en tout cas n’en laissa rien paraître, la réaction que ces mots suscitaient chez Bolitho.

— Nous avons une voile dans le nordet, amiral. Lorsqu’il a rendu compte à l’officier de quart, on a envoyé quelqu’un avec une lunette. C’était effectivement une voile.

Il leva son verre.

— Et ce navire est toujours là. Ce n’est peut-être rien du tout, mais j’ai jugé que je devais vous en informer.

Bolitho se frotta le menton.

— Et il est à la même route ?

— Il n’a pas changé de cap, amiral.

— Qu’en pensez-vous, James ?

Tyacke parut surpris qu’on lui pose la question.

— Je ne sais pas qui c’est, mais, avec notre gréement, il peut nous prendre pour un vaisseau de ligne.

Il frappa l’accoudoir de son fauteuil avant de poursuivre :

— Mais, bon dieu, il aura une sacrée surprise s’il essaie de s’y frotter !

C’était comme si on entendait quelqu’un d’autre. Un ton fier, comme si Tyacke parlait de sa Larne.

— Vous croyez que nous pourrions nous en emparer ?

Bolitho essayait de lire l’expression de son visage. Il calculait, essayait de parvenir à une conclusion. C’était étrange, ils avaient déjà donné une personnalité à ce vaisseau inconnu.

— Il me faudrait trois jours de mieux, amiral. Ensuite, si le vent se maintient, nous pourrions accrocher les alizés de nordet. Cela nous donnerait assez de vitesse pour le rattraper.

Il se tut, semblant hésiter.

— Je sais que le vaisseau est plus rapide que n’importe quel brick, amiral, mais j’ai déjà pratiqué la chose avec la Larne lorsque des négriers essayaient de nous espionner.

Bolitho se dit que c’était la première fois qu’il l’entendait parler de son dernier commandement, depuis que L’Indomptable avait mis sa marque en tête de grand-mât.

— Que pensez-vous des hommes, James ? Est-ce que ça commence à ressembler à un équipage ?

Au lieu de répondre, Tyacke se leva.

— Si vous me permettez, amiral ?

Il ouvrit la grande claire-voie, ses cheveux volaient au vent.

— Ils s’habituent. Je les ai menés à la dure, tous les jours depuis que j’ai pris mon commandement à Plymouth. Ils me détestent peut-être, peut-être me craignent-ils, je n’en sais rien, et je ne veux pas m’en soucier. Il y a de tout, des bons et de la racaille, du gibier de potence et des petits fi fils à leur maman.

Il se radoucit pour conclure :

— Maintenant, amiral, écoutez-les.

Bolitho vint le rejoindre sous la claire-voie et leva les yeux vers l’artimon qui s’élevait dans le ciel.

Ils chantaient. Des hommes qui n’étaient pas de quart et des badauds qui prenaient un peu de bon temps après une rude journée. Ils chantaient une chanson de Dibin, celle que chantaient parfois les marins en virant au cabestan avant l’appareillage.

 

Cette vie ressemble à une mer agitée.

Pousse sur la barre ou viens-t’en sous le vent,

Pousse sur la barre ou viens-t’en sous le vent,

Le vaisseau s’en ira et ne cédera pas,

Mais apeuré, il s’éloignera des rochers,

Apeuré, il fuira les rochers.

 

C’était comme si Catherine avait été là, comme lorsque, dans la chaloupe, elle avait pressé Allday de chanter pour leur remonter le moral alors que tout semblait perdu.

Tyacke le fixait, de ses yeux si bleus et si calmes.

— Votre dame a tout compris, amiral.

Il referma la claire-voie et laissa le vent et la mer couvrir les voix sonores des chanteurs.

— Ils ne vous laisseront pas tomber.

Bolitho effleura le médaillon qu’elle lui avait accroché autour du cou avant qu’ils se séparent.

Je te le reprendrai lorsque tu reviendras et que tu seras mon amant à nouveau…

Mais il chassa ces idées.

— Bon, faisons ainsi, James. Lorsque les alizés nous seront favorables, nous irons flairer ce renard pour tâcher de voir ce qu’il nous veut.

Tyacke ramassa sa coiffure.

— Je vous verrai à l’heure du souper, amiral. Et encore merci.

— Merci de quoi ?

Tyacke haussa les épaules.

— Non, rien… juste, merci.

Et il sortit.

Ozzard revint, inspecta les lieux sans curiosité aucune au moment où Bolitho allait ouvrir la claire-voie.

Ils ne vous laisseront pas tomber.

Ni moi non plus.

Mais les chants s’étaient tus.

 

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho traversait l’arsenal, son bicorne bien enfoncé sur le front pour résister au vent frais venu du Sound. Il croisa des ouvriers et des marins qui se hâtaient jusqu’au quai où l’on avait déplacé la Larne pour achever les travaux de carénage. Plus loin, c’était la mer qui scintillait comme des milliers de miroirs à la lumière de l’après-midi.

C’est ici que L’Indomptable avait levé l’ancre. En son for intérieur, il savait qu’il aurait bien aimé monter à bord pour souhaiter bonne mer à Tyacke avant qu’il mette à la voile, mais le respect des conventions l’avait retenu. Tyacke avait beau être moins jeune que lui, il était moins ancien.

Il savait aussi que Tyacke aurait pu se méprendre sur le sens de sa visite, ou y voir une marque de paternalisme. Mieux valait le laisser trouver tout seul ses marques, faire des erreurs sans avoir à subir le regard d’un œil critique ou des conseils bien intentionnés. Adam admirait tant Tyacke. En dehors de son oncle, il n’avait jamais rencontré une telle grandeur d’âme, une telle force, il n’avait jamais été témoin d’autant de courage.

Il esquissa un sourire. Bolitho avait dû toucher un mot au major-général du port, à propos de l’Anémone. Il était désespérément à court de monde ; après le combat contre les corsaires, la mort et les mutilations avaient pris leur dîme, et lourdement. Mais lorsqu’il quitterait Plymouth, son équipage serait presque au complet. Bolitho avait dû réclamer des hommes. Ils ne valaient peut-être pas grand-chose, plusieurs auraient été sans cela exécutés ou déportés, mais une discipline de fer et un traitement convenable les changeraient vite. Et quant aux durs qui ne voudraient pas céder, Adam s’en occuperait personnellement. C’étaient souvent ceux qui se révélaient les meilleurs marins, surtout lorsqu’ils n’avaient jamais rien connu d’autre que la misère et l’oppression. Il serra les mâchoires. Mais s’ils ne voulaient pas comprendre l’entraînement et l’exemple, il les changerait en usant d’autres méthodes.

Il pensait à ses trois lieutenants. Tous avaient l’expérience du combat, mais seul un d’entre eux avait déjà servi à bord d’une frégate. Pour Adam, dans la marine il y avait les frégates, et puis tout le reste.

Ses officiers mariniers étaient expérimentés, tous marins de premier brin. Là encore, il soupçonnait son oncle d’y avoir mis la main. Mais il n’en connaissait aucun, alors qu’il connaissait tous ceux de son équipage précédent. Et peut-être était-ce mieux ainsi. Il pensait aux amis qu’il avait vus tomber, au cours du dernier combat, à cet aspirant pour lequel il avait formé des espoirs de promotion rapide. Ce jeune garçon était mort dans ses bras, le regard rivé sur lui jusqu’à ce que les pupilles s’immobilisent pour toujours.

Oui, mieux valait ne pas devenir trop proche des gens. Il avait trop souvent vu son oncle souffrir lorsque ses amis chers, de ceux qu’il appelait Les Heureux Élus, se faisaient tuer l’un après l’autre.

Catherine était seule désormais, elle attendait en essayant d’imaginer ce qui allait se passer, n’osant pas trop espérer que tout cela se terminerait très vite, que son oncle rentrerait indemne encore cette fois-ci.

Il comptait se rendre à Falmouth pour lui présenter ses respects avant d’emmener l’Anémone rallier la nouvelle escadre à Antigua.

Il ne doutait pas un instant qu’il y eût la guerre. Il n’avait pas oublié ce commandant américain, Nathan Beer, devenu commodore avec sa propre escadre. Un homme impressionnant et un adversaire dangereux.

Il aperçut la résidence du major, avec sa tour et sa jolie girouette dorée. Il ne comptait y faire qu’une brève visite de courtoisie, mais il était difficile d’échapper à l’amiral, connu pour l’hospitalité généreuse dont il gratifiait les commandants de passage dans l’arsenal.

Une voiture venait d’arriver devant la demeure, et deux autres attendaient non loin.

Adam fronça le sourcil, essayant de trouver une excuse quelconque qui lui permettrait de s’esquiver.

La voiture s’arrêta, les chevaux piaffaient à grand bruit sur les pavés. Un fusilier marin accourut pour ouvrir la portière et baisser le marchepied. Quelque chose tomba par terre, Adam le ramassa.

— Pardonnez-moi, madame, vous avez laissé tomber ceci.

Il tenta d’apercevoir l’homme à l’air sévère qui se tenait derrière elle et semblait le prendre pour un gêneur.

Zénoria le fixait droit dans les yeux. Une petite veine battait sur son cou, mais rien d’autre ne trahissait ce qu’elle éprouvait.

— Eh bien, commandant. C’est une surprise.

Adam s’attendait à une rebuffade, il avait peur qu’elle ne tourne les talons. Il lui tendit la main, mais elle posa les siennes sur le gant blanc du fusilier.

— Saviez-vous que je devais me rendre ici ?

— Je l’ignorais, je vous le jure.

Elle fronça légèrement le sourcil, comme pour lui donner un avertissement.

— Voici Mr Petrie, de Londres.

Elle se tourna vers l’homme au visage sévère.

— Permettez-moi de vous présenter le capitaine de vaisseau Adam Bolitho, du vaisseau de Sa Majesté britannique Anémone.

Le dénommé tenta un sourire. De toute évidence, cela ne lui venait pas naturellement.

Zénoria ajouta :

— Monsieur est homme de loi, commandant, et il a été mandaté par nous pour acquérir une demeure convenable à Plymouth.

Son sang-froid et sa dignité l’impressionnaient et le surprenaient, mais, lorsqu’elle se détourna des autres, il lut de la tristesse dans ses yeux. La fille aux yeux de lune, comme Bolitho l’avait baptisée. Lui-même devait prendre sur lui pour se maîtriser.

Un lieutenant de vaisseau très affairé descendit les marches quatre à quatre.

— Je vois que vous avez fait les présentations…

Il hocha la tête.

— Je suis débordé aujourd’hui, madame. J’aurais dû me souvenir que votre époux est un grand ami de Sir Richard Bolitho – il s’adressa ensuite à Adam : J’allais faire porter un billet à votre bord, commandant, pour vous prier à souper avec l’amiral. Mais je n’en ai pas eu le temps… vous comprenez, commandant ?

— Je comprends. J’ai été moi-même aide de camp.

Soulagé, l’officier les précéda dans l’escalier, avant d’hésiter en voyant qu’Adam ne suivait pas.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir accepter, lui dit Adam. Je ne veux pas faire offense à votre amiral, après tout ce qu’il a fait pour mon bâtiment.

Il la regardait. Aucun signe de mépris ni de rancœur. Mais il y avait quelque chose.

— Je ne veux pas m’imposer.

Elle intervint précipitamment.

— Pour ce qui me concerne, vous ne me gênez pas. Venez, commandant. J’espère aller rendre visite à Lady Catherine dans l’Ouest… – elle hésita : Encore une fois.

Ils entrèrent dans une vaste pièce de réception, décorée de grands tableaux de scènes de bataille et de souvenirs exposés dans des vitrines ; une grande demeure dans laquelle avaient vécu des amiraux depuis des années, mais qui n’était jamais devenue une maison. Le major-général du port, homme de petite taille au visage énergique et qui portait une natte à l’ancienne, s’empressa de venir les accueillir. Plusieurs officiers de marine étaient présents, ainsi qu’un seul et unique officier fusilier. Des femmes également, avec l’air résigné de personnes en service commandé.

L’amiral prit le bras de Zénoria et Adam l’entendit lui dire :

— J’ai appris que vous achetiez Boscawen House, ma chère. Une belle et vieille maison, la vue est à couper le souffle. Et l’endroit est réputé pour la chasse.

Elle répondit :

— Le père du contre-amiral Keen a proposé de confier l’affaire à Mr Petrie – elle désigna le personnage à l’air pincé : Il en sait plus que moi dans ce domaine.

L’amiral hocha la tête. Il laissait ses yeux traîner sur elle comme deux mains invisibles.

— Vous avez parfaitement raison, ma chère. Un homme de la Cité, pensez, il sait forcément. Ce ne sont pas des choses avec lesquelles il vous faut ennuyer votre jolie tête.

Elle explora la pièce, jusqu’à ce que son regard tombe sur Adam, et ses yeux semblaient dire : Aide-moi.

Soudain, tout lui parut lumineux. C’était comme pour la maison du Hampshire, comme l’affection envahissante de la famille de Keen : personne ne lui avait jamais demandé son avis.

L’amiral disait à la cantonade :

— Je rentrerai ma marque l’an prochain – je compte recevoir une affectation plus tranquille à l’Amirauté – il éclata d’un rire bref : Je pense que Boscawen House fera une résidence parfaite pour mon successeur, pas vrai ?

Les autres s’esclaffèrent en levant leurs verres.

Adam la vit qui le regardait, tendue, s’imaginant Valentine Keen de retour. Son père n’avait jamais caché sa désapprobation, il pensait que Keen aurait dû choisir la Cité et ses succès au lieu d’une carrière maritime aventureuse. Et il souhaitait encore moins voir son petit-fils suivre les traces de son père dans cet univers de mer et de bateaux.

Adam était surpris de ne jamais avoir entendu parler de cette affectation. Il se tourna vers la frêle silhouette de Zénoria. On aurait dit une petite fille, au milieu de tous ces gens qui connaissaient cette existence et n’en auraient pas voulu d’autre. Elle était perdue. Totalement perdue.

Et si quelqu’un connaissait ou soupçonnait seulement la vérité ? Il s’approcha de l’amiral, oubliant toute prudence, comme le vent qui traverse une voile percée par les boulets.

— Je vous demande pardon, amiral, mais j’aimerais montrer à l’épouse du contre-amiral Keen votre magnifique jardin.

— Tant que vous vous tenez convenablement, mon garçon ! J’en connais un bout sur les jeunes commandants de frégate !

Et il partit d’un rire énorme, ils l’entendaient encore à travers les fenêtres à la française qui donnaient sur une vase terrasse décorée de grands vases de fleurs.

Dès qu’il put parler, Adam commença :

— Je suis désolé, Zénoria, je ne savais pas que tu serais ici.

Elle garda le silence, et il continua d’un ton pressant :

— Mon bâtiment appareille dans trois jours. Tu n’as rien à redouter de moi. Je t’ai fait du mal… je n’oublierai jamais. Je ne t’aurais jamais fait de peine, car…

Elle avait les yeux embués. Il n’osait pas croire que c’était une manifestation de tendresse à son égard.

— Car ?

Un seul mot, mais elle l’avait prononcé si doucement.

— Je n’ai pas le droit.

Elle mit la main sur sa manche.

— Nous devrions marcher un peu, mais restons en vue de la maison. Je sais trop bien, si j’en crois ce qu’a enduré Lady Catherine, le mal que peuvent vous faire ceux qui n’éprouvent rien d’autre que de la jalousie.

Ils longèrent lentement le mur. Sa robe balayait l’herbe rendue plus rêche par le sel. Son sabre à lui battait contre sa hanche.

Puis elle demanda brusquement :

— Tu me vois avec tous ces gens, si intelligents, si bavards ? – elle se tourna vers lui : A la vérité, Adam, tu me vois ?

Il mit la main sur les siennes et ils reprirent leur promenade.

— Tu les captiveras, comme tu m’as captivé.

Il se tut, s’attendant à une réponse cinglante, à ce qu’elle le repousse comme elle l’avait fait dans le Hampshire, la dernière fois qu’il lui avait rendu visite. Mais elle lui dit :

— Lorsque Valentine reviendra, il s’attendra, et à juste titre, à ce que je sois fière de ses succès. Et je veux répondre à ses attentes. Je suis fière de lui, je n’oublierai jamais ce que je lui dois.

Il gardait la main sur son bras et lui dit :

— Et toi, petite sirène, personne ne te doit rien ?

Elle leva les yeux vers lui.

— Je sais que tu t’en préoccupes. Bien sûr, je sais. Je me souviens.

— De quoi te souviens-tu ?

Elle se troubla, essaya de résister.

— Lorsque je t’ai trouvé en larmes, Adam, pleurant Sir Richard. Et puis…

— Je t’aimais, Zénoria. Je t’aimerai toujours. Je n’en veux – aucune autre.

Elle semblait terrifiée.

— Arrête-toi ! Tu n’as pas le droit de dire des choses pareilles !

Ils s’arrêtèrent en arrivant au bout du mur et restèrent face à face un long moment. Un vieux jardinier passa, son râteau sur l’épaule. Mais ils ne le virent ni ne l’entendirent.

Adam lui dit doucement :

— Je ne suis pas fier de moi, Zénoria. Mais si je pouvais t’enlever à ton mari, un homme que j’admire énormément, je le ferais.

Il voyait son agitation, mais ne la lâcha pas.

— Je n’hésiterais pas.

— Je t’en prie, il y a quelqu’un qui vient.

C’était l’aide de camp.

— L’amiral désire que vous rejoigniez les autres invités pour les rafraîchissements. Nous aurons ensuite un récital.

Il les regardait alternativement, mais sans manifester de curiosité particulière.

Adam lui offrit son bras et ils regagnèrent lentement la demeure.

— Veux-tu que je m’en aille, Zénoria ?

Elle secoua la tête, l’air soudain très déterminé.

— Non. Parle-moi de ton bâtiment… de n’importe quoi, comprends-tu ? Mais ne me dévoile jamais plus ton cœur comme tu viens de le faire.

— J’ai toujours ton gant, lui répondit-il.

Il fallait qu’il trouve quelque chose à dire, quelque chose qui lui fasse oublier le besoin qu’il avait d’elle.

— Garde-le – elle avait la voix rauque : Tu penseras parfois à moi, veux-tu ?

— A jamais. Je t’aime, Zénoria.

Ils entrèrent en silence.

L’amiral haussa les sourcils.

— Dieu vous maudisse, commandant, j’ai cru que vous l’aviez fait disparaître !

Zénoria fit la révérence pour essayer de cacher la rougeur de ses joues.

— Seules les sirènes en sont capables, amiral !

Leurs regards se croisèrent à travers la table. Plus rien ne serait comme avant.

 

Au nom de la liberté
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